Charles Baudelaire (1821-1867)
La vie antérieure
J'ai longtemps habité sous de vastes portiques
Que les soleils marins teignaient de mille feux
Et que leurs grands piliers, droits et majestueux,
Rendaient pareils, le soir, aux grottes basaltiques.
Les houles, en roulant les images des cieux,
Mêlaient d'une façon solennelle et mystique
Les tout-puissants accords de leur riche musique
Aux couleurs du couchant reflété par mes yeux.
C'est là que j'ai vécu dans les voluptés calmes,
Au milieu de l'azur, des vagues, des splendeurs
Et des esclaves nus, tout imprégnés d'odeurs,
Qui me rafraîchissaient le front avec des palmes,
Et dont l'unique soin était d'approfondir
Le secret douloureux qui me faisait languir.
Les Fleurs du mal, 1861.
Les chats
Les amoureux fervents et les savants austères
Aiment également, dans leur mûre saison,
Les chats puissants et doux, orgueil de la maison,
Qui comme eux sont frileux et comme eux sédentaires.
Amis de la science et de la volupté
Ils cherchent le silence et l'horreur des ténèbres ;
L'Erèbe les eût pris pour ses coursiers funèbres,
S'ils pouvaient au servage incliner leur fierté.
Ils prennent en songeant les nobles attitudes
Des grands sphinx allongés au fond des solitudes,
Qui semblent s'endormir dans un rêve sans fin ;
Leurs reins féconds sont pleins d'étincelles magiques,
Et des parcelles d'or, ainsi qu'un sable fin,
Etoilent vaguement leurs prunelles mystiques.
Les Fleurs du mal, 1861.
Georges Perec (1936-1982) réalisa un pastiche du sonnet "Les Chats" dans son roman "La Disparition" :
Nos chats
Amants brûlants d'amour, Savants aux pouls glaciaux
Nous aimons tout autant dans nos saisons du jour
Nos chats puissants mais doux, honorant nos tripots
Qui, sans nous, ont trop froid, nonobstant nos amours.
Ami du Gai Savoir, ami du doux plaisir
Un chat va sans un bruit dans un coin tout obscur
Oh Styx, tu l'aurais pris pour ton poulain futur
Si tu avais, Pluton, aux Sclavons pu l'offrir!
Il a, tout vacillant, la station d'un hautain
Mais grand sphinx somnolant au fond du Sahara
Qui paraît s'assoupir dans un oubli sans fin :
Son dos frôlant produit un influx angora
Ainsi qu'un diamant pur, l'or surgit, scintillant
Dans son voir nictitant divin, puis triomphant.
On pourra remarquer que ce sonnet ne comporte pas la lettre « e », ce qui n'est pas étonnant : "La Disparition" est en effet un roman en lipogramme, figure de style "oulipienne" qui consiste à produire un texte d’où sont délibérément exclues certaines lettres de l’alphabet !