Henri de Régnier (1864-1936)
L'allusion à Narcisse
Un enfant vint mourir, les lèvres sur tes eaux,
Fontaine ! de s'y voir au visage trop beau
Du transparent portrait auquel il fut crédule…
Les flûtes des bergers chantaient au crépuscule ;
Une fille cueillait des roses et pleura ;
Un homme qui marchait au loin se sentit las.
L'ombre vint. Les oiseaux volaient sur la prairie ;
Dans les vergers, les fruits d'une branche mûrie
Tombèrent, un à un, dans l'herbe déjà noire,
Et, dans la source claire où j’avais voulu boire,
Je m'entrevis comme quelqu'un qui s'apparaît.
Était-ce qu'à cette heure, en toi-même, mourait
D'avoir voulu poser ses lèvres sur les tiennes
L'adolescent aimé des miroirs, ô Fontaine ?
Les jeux rustiques et divins, 1921.
Le secret
Prends garde. Si tu veux parler à ma tristesse,
Ne lui demande pas le secret de ses pleurs,
Ni pourquoi son regard se détourne et s'abaisse
Et se fixe longtemps sur le pavé sans fleurs.
Pour distraire son mal, sa peine et son silence,
N'évoque de l'oubli taciturne et glacé
Nul fantôme d'amour, d'orgueil ou d'espérance
Dont le visage obscur soit l'ombre du passé.
Parle-lui du soleil, des arbres, des fontaines,
De la mer lumineuse et du bois ténébreux
D'où monte dans le ciel la lune souterraine,
Et de tout ce qu'on voit quand on ouvre les yeux.
Dis-lui que le printemps porte toujours des roses
En lui prenant les mains doucement, et tout bas,
Car la forme, l'odeur et la beauté des choses
Sont le seul souvenir dont on ne souffre pas.
La Sandale ailée, 1906.