Joachim du Bellay (1522-1560)
Heureux qui comme Ulysse
(Sonnet XXXI)
Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage,
Ou comme cestuy-là qui conquit la toison,
Et puis est retourné, plein d’usage et raison,
Vivre entre ses parents le reste de son âge !
Quand reverrai-je, hélas, de mon petit village
Fumer la cheminée, et en quelle saison
Reverrai-je le clos de ma pauvre maison,
Qui m’est une province, et beaucoup davantage ?
Plus me plaît le séjour qu’ont bâti mes aïeux,
Que des palais Romains le front audacieux,
Plus que le marbre dur me plaît l’ardoise fine :
Plus mon Loir gaulois, que le Tibre latin,
Plus mon petit Liré, que le mont Palatin,
Et plus que l’air marin la doulceur angevine.
Les Regrets, 1558.
D'un vanneur de blé aux vents
A vous, troupe légère,
Qui d’aile passagère
Par le monde volez,
Et d’un sifflant murmure
L’ombrageuse verdure
Doucement ébranlez,
J’offre ces violettes,
Ces lis et ces fleurettes,
Et ces roses ici,
Ces vermeillettes roses,
Tout fraîchement écloses,
Et ces oeillets aussi.
De votre douce haleine
Éventez cette plaine,
Éventez ce séjour,
Cependant que j’ahanne
A mon blé que je vanne
A la chaleur du jour.
Divers Jeux Rustiques, 1558.
« Heureux qui comme Ulysse » inspira à José-Maria de Heredia ce joli sonnet qui imagine une amoureuse délaissée, restée dans « son petit Liré ».
A Henri Cros
La belle viole
À vous troupe légère
Qui d'aile passagère
Par le monde volez…
Joachim du Bellay
Accoudée au balcon d'où l'on voit le chemin
Qui va des bords de Loire aux rives d'Italie,
Sous un pâle rameau d'olive son front plie.
La violette en fleur se fanera demain.
La viole que frôle encor sa frêle main
Charme sa solitude et sa mélancolie,
Et son rêve s'envole à celui qui l'oublie
En foulant la poussière où gît l'orgueil Romain.
De celle qu'il nommait sa douceur Angevine,
Sur la corde vibrante erre l'âme divine
Quand l'angoisse d'amour étreint son cœur troublé ;
Et sa voix livre aux vents qui l'emportent loin d'elle,
Et le caresseront peut-être, l'infidèle,
Cette chanson qu'il fit pour un vanneur de blé.
Les Trophées, 1893.