Anna de Noailles (1876-1933)


J’écris pour que le jour où je ne serai plus
On sache comme l’air et le plaisir m’ont plu,
Et que mon livre porte à la foule future
Comme j’aimais la vie et l’heureuse Nature.

Attentive aux travaux des champs et des maisons,
J’ai marqué chaque jour la forme des saisons,
Parce que l’eau, la terre et la montante flamme
En nul endroit ne sont si belles qu’en mon âme !

J’ai dit ce que j’ai vu et ce que j’ai senti
D’un cœur pour qui le vrai ne fut point trop hardi,
Et j’ai eu cette ardeur, par l’amour intimée,
Pour être, après la mort, parfois encore aimée,

Et qu’un jeune homme, alors, lisant ce que j’écris,
Sentant par moi son cœur ému, troublé, surpris,
Ayant tout oublié des épouses réelles,
M’accueille dans son âme et me préfère à elles… L’ombre des jours, 1902.


Il fera longtemps clair ce soir, les jours allongent,
La rumeur du jour vif se disperse et s'enfuit,
Et les arbres, surpris de ne pas voir la nuit,
Demeurent éveillés dans le soir blanc, et songent…

Les marronniers, sur l'air plein d'or et de lourdeur,
Répandent leurs parfums et semblent les étendre ;
On n'ose pas marcher ni remuer l'air tendre
De peur de déranger le sommeil des odeurs.

De lointains roulements arrivent de la ville…
La poussière, qu'un peu de brise soulevait,
Quittant l'arbre mouvant et las qu'elle revêt,
Redescend doucement sur les chemins tranquilles.

Nous avons tous les jours l'habitude de voir
Cette route si simple et si souvent suivie,
Et pourtant quelque chose est changé dans la vie,
Nous n'aurons plus jamais notre âme de ce soir… Le Cœur innombrable, 1901.