Tristan Corbière (1867-1920)

Bonne fortune et fortune



Odor della feminita.

Moi, je fais mon trottoir, quand la nature est belle,
Pour la passante qui, d'un petit air vainqueur,
Voudra bien crocheter, du bout de son ombrelle,
Un clin de ma prunelle ou la peau de mon coeur...

Et je me crois content – pas trop ! – mais il faut vivre :
Pour promener un peu sa faim, le gueux s'enivre...

Un beau jour – quel métier ! – je faisais, comme ça,
Ma croisière. – Métier !...– Enfin, Elle passa
– Elle qui ? – La Passante ! Elle, avec son ombrelle !
Vrai valet de bourreau, je la frôlai... – mais Elle

Me regarda tout bas, souriant en dessous,
Et... me tendit sa main, et...
m'a donné deux sous.

Rue des Martyrs. Les Amours jaunes, 1873.


Jules Laforgue (1860-1887)

Complainte de la bonne défunte



Elle fuyait par l'avenue ;
Je la suivais illuminé,
Ses yeux disaient : "J'ai deviné
Hélas! que tu m'as reconnue !"

Je la suivis illuminé !
Yeux désolés, bouche ingénue,
Pourquoi l'avais-je reconnue,
Elle, loyal rêve mort-né ?
Yeux trop mûrs, mais bouche ingénue ;
Oeillet blanc, d'azur trop veiné ;
Oh ! oui, rien qu'un rêve mort-né,
Car, défunte elle est devenue.

Gis, œillet, d'azur trop veiné,
La vie humaine continue
Sans toi, défunte devenue.
– Oh ! je rentrerai sans dîner !

Vrai, je ne l'ai jamais connue. Les Complaintes, 1885.