Tristan Corbière (1845-1875)

La fin

Eh bien, tous ces marins — matelots, capitaines,
Dans leur grand Océan à jamais engloutis...
Partis insoucieux pour leurs courses lointaines,
Sont morts — absolument comme ils étaient partis.

Allons ! c’est leur métier ; ils sont morts dans leurs bottes !
Leur boujaron* au cœur, tout vifs dans leurs capotes...
Morts... Merci : La Camarede a pas le pied marin ;
Qu’elle couche avec vous : c’est votre bonne-femme...
— Eux, allons donc : Entiers ! enlevés par la lame !
Ou perdus dans un grain...

Un grain... est-ce la mort, ça ? la basse voilure
Battant à travers l’eau ! — Ça se dit encombrer...
Un coup de mer plombe, puis la haute mâture
Fouettant les flots ras — et ça se dit sombrer.

— Sombrer — Sondez ce mot. Votre mort est bien pâle
Et pas grand’chose à bord, sous la lourde rafale...
Pas grand’chose devant le grand sourire amer
Du matelot qui lutte. — Allons donc, de la place ! —
Vieux fantôme éventé, la Mort change de face :
La Mer !...

Boujaron : ration d’eau-de-vie

Noyés ? — Eh ! allons donc ! Les noyés sont d’eau douce
— Coulés ! corps et biens ! Et, jusqu’au petit mousse,
Le défi dans les yeux, dans les dents le juron !
A l’écume crachant une chique râlée,
Buvant sans hauts-de-cœurs la grand’ tasse salée…
— Comme ils ont bu leur boujaron. —

— Pas de fonds de six pieds, ni rats de cimetière :
Eux, ils vont aux requins ! L’âme d’un matelot
Au lieu de suinter dans vos pommes de terre,
Respire à chaque flot.

— Voyez à l’horizon se soulever la houle ;
On dirait le ventre amoureux
D’une fille de joie en rut, à moitié soûle...
Ils sont là ! — La houle a du creux. —

— Écoutez, écoutez la tourmente qui beugle ! ...
C’est leur anniversaire — Il revient bien souvent —
Ô poète, gardez pour vous vos chants d’aveugle ;
— Eux : le De profundis que leur corne le vent.

... Qu’ils roulent infinis dans les espaces vierges ! ...
Qu’ils roulent verts et nus,
Sans clous et sans sapin, sans couvercle, sans cierges…
— Laissez-les donc rouler, terriens parvenus !

A bord. — 11 février Les Amours jaunes, 1873.

Tristan Corbière cite en exergue de son poème ces vers célèbres :

Oh ! combien de marins, combien de capitaines
Qui sont partis joyeux pour des courses lointaines,
Dans ce morne horizon se sont évanouis !...

Combien de patrons morts avec leurs équipages !
L'ouragan de leur vie a pris toutes les pages
Et d'un souffle il a tout dispersé sur les flots !
Nul ne saura leur fin dans l'abîme plongée...

Nul ne saura vos noms, pas même une humble pierre
Dans l'étroit cimetière où l'écho nous répond,
Pas même un saule vert qui s'effeuille à l'automne,
Pas même la chanson naïve et monotone
Que chante un mendiant à l'angle d'un vieux pont !

(Victor Hugo — Oceano nox.)

Originaire de Ploujean (Morlaix), Tristan Corbière rêvait de devenir marin, comme son père.
Irrité par la lecture d'Oceano Nox, il oppose ici, dans son style caractéristique, une réponse parodique aux exclamations du terrien Hugo.